La SNCM : Une véritable épopée de 103 pages

Tandis que le rapport parlementaire sur les conditions de la privatisation de la compagnie maritime a été remis la semaine dernière à l?Assemblée nationale, une nouvelle réunion d?urgence du conseil d'administration de Transdev, filiale de Veolia et actionnaire majoritaire de la SNCM, s?est tenue ce vendredi 13 décembre. Cette semaine sera décisive pour l'avenir de la société marseillaise. Incongru par rapport aux enjeux actuels, le rapport de 103 pages est épique, affligeant et attristant.


Chaque jour suffit sa peine. L'expression populaire ne trouve en ce moment pas de meilleure incarnation que dans la saga SNCM. Tant la compagnie maritime marseillaise accumule de façon journalière les déboires si bien que l'on se demande encore comment elle "fluctuat nec mergitur". Acculée par l'Europe à rembourser des subventions publiques qu'elle aurait indûment perçues, à divers titres (service complémentaire de la délégation de service public 'DSP' dont elle était titulaire sur la période 2007- 2013 mais aussi au moment de la recapitalisation de la société dans les années 2000), l'entreprise se bat actuellement pour qu'on lui donne les moyens (à commencer par les avances de trésorerie tant promises par son actionnaire) de mettre en œuvre un plan de restructuration . Celui-là même qui lui fait défaut depuis des décennies au cours desquelles elle a accumulé des déficits d'exploitation qui nuisent aujourd'hui à sa crédibilité financière. Marc Dufour, le patron aux commandes depuis 2010, doit présenter aux actionnaires mercredi un état précis de la trésorerie de l'entreprise (par ailleurs en cessation de paiement). Sachant que le spectre d'un dépôt de bilan est à nouveau agité. Sur le pied de guerre, les syndicats ont d'ores et déjà appelé à une journée de grève le 1er janvier tandis que le ministre des Transports Frédéric Cuvillier a sollicité début décembre la Commission européenne pour évoquer voire infléchir les décisions de Bruxelles qui réclame au total 440 M€.

Les faits

Sur proposition du groupe des députés radicaux de gauche, dont fait partie Paul Giacobbi, président de la collectivité territoriale corse, l'Assemblée nationale a décidé, le 12 juin, de créer une commission d'enquête sur les conditions de la privatisation de la SNCM, confiée au député Arnaud Leroy : en 2006, alors que Dominique de Villepin était à Matignon, la SNCM, alors entreprise publique, était partiellement cédée à Butler Capital Partners (38 % du capital), à Veolia (28 %), tandis que l'État en conservait 25 % et les salariés se voyaient attribuer 9 % des parts. Dès 2008, BCP se retirait en vendant ses parts à Veolia, empochant au passage une plus-value de 60 M€. Pour rappel, aujourd'hui, le capital de l'entreprise est détenu par Veolia Transdev, société commune de Veolia et de la Caisse des Dépôts, actionnaire à 66 % aux côtés de l'État (25 %) et des salariés (9 %). Mais Veolia souhaite se désengager alors qu'un important projet de restructuration de la SNCM est en cours qui pévoit un renouvellement de la flotte et des suppressions de postes.


Gestion de la privatisation, enjeu mineur aujourd'hui

Indépendante de l'actualité quotidienne de l'entreprise, la publication du rapport sur les conditions de sa privatisation déposé sous le numéro 1629 le 11 décembre 2013 à l'Assemblée nationale par son rapporteur Paul Giacobbi tombe non seulement mal à propos mais surtout présente un intérêt mineur au regard des enjeux actuels. S'intéresser plus d'une décennie plus tard aux conditions qui ont présidé à la cession de la compagnie par l'État et interroger le choix d'un fonds d'investissement comme repreneur (quand l'objectif assigné était de faire rentrer un opérateur industriel pour lui donner l'assise et les moyens nécessaires de se battre sur un marché concurrentiel), paraît en effet incongru au regard de la situation actuelle.
Quoi qu'il en soit, il ressort de la lecture de ces 103 pages (hors annexes) que la SNCM est l'histoire d'un éternel remake d'épisodes bégayant à deux ou trois ans d'intervalle : apport en capital, non réalisation du plan de redressement, récurrence des pertes d'exploitation, cessions d'actifs pour en équilibrer les comptes... Et aujourd'hui, elle est au même point qu'en 2001, 2004 ou 2006. "Entre-temps, des centaines de millions d'euros publics ont été dépensés sans autre bénéfice que de gagner du temps tandis que les remises en causes juridictionnelles au niveau européen représentent un risque financier à peu près équivalent à ce qui a été perdu ou décaissé par la sphère publique à ce jour", indique le rapporteur.


Connivence non avérée
En réalité, le rapport remis par le président de l'exécutif corse est instructif à plus d'un titre mais par forcément pour ce qui a été largement relayé par la presse : un rapport à charge contre l'État français, qui s'est comporté au moment de la privatisation de la SNCM au mieux comme un désinvolte "sleeping partner" ou investisseur peu avisé, au pis comme "l'idiot du village" en cédant un bien, qu'il s'est évertué à déprécier (en le présentant comme sans valeur voire dangereux pour la santé financière de l'acquéreur) après y avoir injecté des centaines de millions (113 M€) et avant de le céder pour 35 M€ (somme versée à Butler au moment de la privatisation). En une décennie, l'État aura dépensé plus de 300 M€ pour renflouer en capital ou en aides diverses la SNCM. "Et plus de six présidents, essentiellement des hauts fonctionnaires et non chefs d'entreprises, se sont succédé en 10 ans sans mettre en œuvre aucun plan de redressement de peur de déclencher des conflits sociaux".
Inutile toutefois de fantasmer. Si Butler Capital Partners est le seul qui soit sorti gagnant de cette "aventure" avec une plus-value de 60 M€ quand il a recédé ses parts à Veolia, aucun élément recueilli au cours de l'enquête ne permette de conclure à une quelconque connivence "qui aurait permis par avance d'obtenir pour l'intéressé ce profit considérable". C'était quand même un doute qui alimentait de façon récurrente les conversations.


SNCM, victime de l'Europe avant tout
Force est reconnaître que les premières difficultés de la compagnie apparaissent avec l'apparition sur le marché de Corsica Ferries en 2001. Dès lors, les parts de marché de l'opérateur maritime marseillais sur la desserte Corse -continent ne vont cesser de s'éroder : entre 2000 et 2005, elles vont passer de plus de 80 % à 34 %. Mais la coupable n'est peut être pas tout à fait celle que l'on croit, relèvent les enquêteurs. La compagnie privée a instauré dès 1996 une liaison entre Nice et la Corse avec un navire à grande vitesse sous pavillon français mais c'est quand le cabotage s'est ouvert aux pays appartenant à l'UE en 1999, qu'elle a pu effectuer des allers et retours sous pavillon italien entre le continent et la Corse et ainsi gagner en compétitivité. Pierre Mattei, directeur général de Corsica Ferries France, a ainsi expliqué à la commission d'enquête que le règlement européen régissant le cabotage maritime en Europe en date du 7 décembre 1992, constitue la pierre angulaire de sa stratégie de développement : "Nous ne serions pas là sans ce règlement. Il définit le service public comme ce qui est vital (...) Voilà pourquoi nous attaquons systématiquement toute décision de nature à donner des surcompensations à nos concurrents."
Si la structure des comptes de résultat des deux opérateurs n'est pas comparable (les charges du personnel pèsent plus de 50 % à la SNCM quand Corsica Ferries exploite le même nombre de bateaux avec la moitié moins de personnel), la comparaison avec la Compagnie Méridionale de Navigation (La Méridionale) est plus signifiante : même taille de navires, personnels embauchés sous le même régime et même pavillon, dessertes identiques et compensations reçues au titre de la DSP équitablement réparties au regard du service imposé. Or, la CMN réalise une marge moyenne de 3 % quand la SNCM affiche un déficit d'exploitation récurrent de l'ordre de 5 %.

Pourquoi la SNCM n'a jamais intéressé des opérateurs industriels ?
La Méridionale, qui fait partie depuis 1992 du groupe de logistique européen STEF et qui assure "conjointement mais de manière non solidaire"1 avec la SNCM le contrat de DSP (trois fois depuis 2002), disposait de l'assise nécessaire. Le rapport montre à quel point les relations entre les deux opérateurs sont empreintes de défiance réciproque. À tel point que Francis Lemor, P-d.g de STEF, va s'empresser de modifier l'actionnariat de la Méridionale, dans lequel la SNCM est impliquée (au terme d'un montage complexe)2. Le P-d.g de STEF était inquiet de l'arrivée au capital d'un acteur privé comme Veolia, lequel ne cachait pas ses desseins de toute puissance et notamment de mainmise sur la Méridionale. Le pacte d'actionnaires sera dénoncé dès mars 2006 par Francis Lemor, qui ne verra reconnaître ce droit qu'au terme d'une procédure judiciaire, en appel puis en cassation à l'issue de laquelle son groupe a racheté l'intégralité de la participation de la SNCM pour quelque 45 M€.
La Méridionale tentera d'ailleurs un renversement d'alliance en élaborant avec Corsica Ferries une offre alternative pour l'obtention de la DSP couvrant la période 2007/2013. Et au moment de la privatisation, un rapprochement "technique" a été envisagé avec  Butler Partner Capital mais a très vite avorté (les échanges entre les deux hommes sont d'ailleurs éloquents !). Et selon les témoignages de Butler lui-même, relayé par d'autres observateurs : "tous jouaient en quelque sorte la mort de la SNCM, et sa liquidation". Et pour cause : une SNCM, défunte offrait des opportunités pour leurs affaires ! La liquidation judiciaire était aussi une solution tentante pour le gouvernement Villepin. Et pour le coup, la SNCM doit sa survie à deux études (Ernst & Young et Oddo Corporate Finance et Paul Hastings) concluant à un coût oscillant du simple au double, entre 300 et 150 M€. Étrangement, ces derniers jours, on évoque des manifestations d'intérêt pour la SNCM bien mal en point. Et STEF revient avec insistance.

Privatisation : appel d'offres inapproprié

Les enquêteurs s'interrogent sur la pertinence du cadre normatif de l'appel d'offres pour une entreprise aussi particulière qu'un opérateur maritime public exerçant en DSP. Ils se basent sur un précédent : la privatisation de la Compagnie générale maritime (CGM), qui sera cédée pour 20 millions de francs seulement à la Compagnie maritime d'affrètement (CMA) dirigée par Jacques Saadé et qui donnera naissance au groupe CMA-CGM. "L'État avait dû, à l'époque, supporter au total près de 2,8 milliards de francs en apports divers destinés à renflouer la CGM pour pouvoir la céder. Elle avait été une médiocre affaire pour l'État et une excellente opportunité pour le repreneur qui obtint ainsi un fonds de commerce et des actifs de valeur".
Plus aggravant dans le cas de la SNCM, le "gagnant" de l'appel d'offres n'est pas un opérateur de transport maritime comme l'était Jacques Saadé mais le créateur d'un fonds dit de retournement d'entreprises en difficulté qui n'hésite pas à dire : "J'achète au prix du menu et revends les plats à la carte". Les membres de la commission estiment que le gouvernement Villepin ne "s'est pas suffisamment interrogé sur les perspectives de stabilité pouvant résulter d'une telle décision pour la détention du capital de la SNCM".


Entrée de Veolia
Face aux violentes réactions quant à l'arrivée de Butler Partner Capital, c'est dans l'urgence que l'État a du annoncer son maintien au capital de la SNCM (25 %) et "réactiver" la recherche d'un autre actionnaire susceptible de présenter la qualité d'opérateur industriel, en l'occurrence Veolia Transport. À charge pour cette entreprise de s'accorder avec le fonds BPC qui, après une reprise à 100 % du capital de la SNCM, se voyait ramener au rang d'associé, mais toujours premier actionnaire avec 38 % du capital. La commission s'interroge à cet égard, faussement candide, sur la candidature du "perdant du premier tour : le fonds Caravelle. Son offre initiale était-elle simplement l'expression d'une candidature de témoignage ?"
Il ressort de cette procédure que "BCP se trouvait juridiquement et économiquement en position de force pour renégocier ses droits tant avec l'État qu'avec Veolia", que "le prix négatif a été une mécanique délibérément retenue". Quoi qu'il en soit, les négociations entre l'État et le tandem Veolia-Butler conduisirent l'État à remettre la main au pot d'une trentaine de millions d'euros pour apurer les pertes des exercices 2004 et 2005 et avancer en compte courant quelque 38,5 M€ en vue d'un plan social de 400 départs en trois années, excluant tout licenciement sec. "Il n'est pas étonnant que les seuls investisseurs ayant déposé une proposition ferme en réponse à l'appel d'offres de départ aient été les deux fonds français véritablement spécialisés dans le retournement d'entreprises en difficulté. La perspective d'obtenir pour quelques millions d'euros le contrôle d'une entreprise recapitalisée et qui leur ouvrait, à court terme, une possibilité de plus-value, assez peu sensible à l'élaboration d'un véritable projet d'entreprise". Si les visées de Butler - assainissement comptable et non un réel redressement de l'entreprise puis un désengagement rapide - ne sont plus de l'ordre du doute. Reste le jeu de Veolia.


Comment Veolia a-t-il pu consentir de pareilles clauses de sortie à BPC ?
Le 3 mai 2006, 77 % des 2 400 employés de la SNCM se prononcent en faveur du projet qui voit la cession de 38 % du capital au fond d'investissements Butler et 28 % à Veolia Transport (État avec 25 % et salariés, 9% pour rappel). Le pacte d'actionnaires prévoit un contrôle par BCP sur les actes d'administration et de gestion de l'entreprise, autrement dit sur les décisions stratégiques et d'investissement. Le fonds d'investissement a donc défini les termes et le prix de sa propre sortie. Henri Proglio, alors P-d.g de Veolia Environnement, se défend aujourd'hui en expliquant que "Butler avait la tâche facile. En financier, il voyait bien qu'il y avait 200 millions de plus-values latentes sur les bateaux, et il lui suffisait de perdre la DSP pour être, en vertu de l'article L.122-12 du code du travail, débarrassé des marins qui auraient filé chez le nouvel opérateur. Il n'avait plus qu'à licencier le personnel du siège et à vendre les bateaux. Et c'en était fini de la SNCM. Le raisonnement est simple. Il s'accrochait donc à ses 200 millions de plus-values latentes qui aurait peut-être pu lui laisser, déduction faite des taxes et des indemnités de licenciement, entre 150 et 160 millions de cash. Grâce à un simple aller-retour. Devant un blocage total, je me suis dit qu'il fallait trouver une solution qui ne soit ni ruineuse pour l'entreprise que j'avais l'honneur de diriger, ni trop déresponsabilisante pour l'État, ni trop favorable à Butler qui, il faut le reconnaître, tenait le manche. Au bout d'une nuit de discussion, on est arrivé à 60 millions et on a conclu".


Tentative avortée de constitution par Veolia d'une grande SNCM

Ce chapitre intitulé comme tel relève de l'histoire contemporaine dont tout un chacun est un observateur avisé. Il suffit de relire le "Projet de relance de la nouvelle SNCM : Du redéploiement à la reconquête" communiqué aux partenaires sociaux à l'époque et comparer avec la situation actuelle. Au bout du compte, Veolia va racheter la part de BCP pour 73 M€ portant ainsi sa participation à 66 %. Soit avec les 9,9 M€ du protocole d'accord de mai 2006, la somme de 83 M€ environ.

Enfin, la conclusion de Dominique de Villepin est irrésistible : "On ne peut pas refaire l'histoire, mais il est sûr que, si une proposition avait été faite par Veolia le 15 septembre 2005, aucun opérateur financier n'aurait fait de plus-value et Veolia n'aurait pas eu à la payer à Butler." Il faudrait ajouter que l'on ne peut pas refaire l'histoire mais avec une gestion par l'État plus responsable, le coût de la privatisation de la SNCM aurait-il été de :
- 142,5 M€ au titre de la recapitalisation ?
- 38,5 M€ au titre du plan social ?
- 8,75 M€ au titre de la nouvelle souscription au capital ?
- 15,5 M€ au titre du financement des mutuelles ?
Et pour être tout à fait exhaustif, il faudrait considérer les valeurs abandonnées directement ou indirectement à des tiers : 60 M€ de plus-value réalisée par BCP pour la cession des parts en provenance de l'État recédées par la suite à Veolia ; 45 M€ de cession des parts de la SNCM dans la CMN et 15 M€ de cession du siège social. Soit une facture de 325,25 M€ pour un retour à la case départ. D'où l'ultime conclusion de la commission d'enquête : "un gâchis épouvantable".

Adeline Descamps



Photo : Les mouvements sociaux lors des grèves de 2005

©Terzian


1Offre non solidaire mais conjointe : "un groupement momentané d'entreprises". Chaque compagnie n'est ainsi responsable que pour les prestations qu'elle assure avec une relative liberté de définition de sa politique commerciale et d'exécution de façon sensiblement différenciée des prescriptions du cahier des charges qui s'impose à elle.

2Au terme d'un montage complexe, la SNCM détenait 45 % du capital de la CMN et 45 % d'une société holding, la Compagnie Méridionale de Participations, elle-même filiale à 55 % du groupe STEF via la société STIM d'Orbigny - et qui détenait 53 % de la CMN. Directement et indirectement, la SNCM possédait ainsi la majorité des droits économiques de la CMN dont le contrôle demeurait cependant assuré par le groupe STEF qui en était l'opérateur.

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